Coopérative et performance
Les coopératives sont-elles performantes ? Comment juger de leur performance économique et/ou sociale ? Sur quels critères les évaluer ? Synthèse des échanges de la table ronde « Coopérative et performance » qui a eu lieu le jeudi 15 novembre 2018 à l’IAE de Paris.
Les intervenants :
- Eric Lamarque, Directeur de l’IAE de Paris et Directeur de la chaire « Management et gouvernance des coopératives financières » ;
- Marie-Agnès Nicolet, Présidente de Regulation Partners, du Club des marchés financiers et du comité de rédaction du magazine des professions financières ;
- André Joffre, Président de la Banque Populaire du Sud et Président de la Fédération Nationale des Banques Populaires ;
- Gilbert Domergue, Dirigeant de la coopérative laitière Cant’Avey’Lot, 45 producteurs.
La performance : une notion complexe à appréhender et évaluer ?
Pour Eric Lamarque, la notion de performance est difficile à étudier car il n’existe pas de consensus sur sa définition dans le domaine de la recherche. Une première tentative de définition consisterait à « être capable de créer quelque chose qui fonctionne, qui se pérennise, dans une zone que le marché a abandonné ». Les coopératives rentreraient alors dans ce cadre puisqu’elles sont nées pour remplir un service auquel les structures existantes, étatiques ou privées, n’étaient pas en mesure de répondre. En revanche, un référentiel doit être inventé pour étudier la performance des coopératives car elles ont une nature différente des autres structures.
Il faut d’abord préciser le type de performance dont on parle et s’intéresser ensuite aux critères existants permettant de l’évaluer. Pour la performance financière, 4 ou 5 indicateurs sont quasiment reconnus universellement, ce qui n’est pas le cas de la performance sociale. Aujourd’hui, l’évaluation de la performance sociale se traduit, soit par des logiques de conformité (indicateurs, reporting, normes ESG…), soit par la notation sociale d’organismes extérieurs.
Dans la recherche académique, il y a 3 manières de définir le sujet : la notion d’impact social, celle de création de valeur sociale et celle de performance sociale – qui tend à évoluer vers la notion de performance sociétale. La recherche sur ce sujet en est à ses tout débuts puisqu’elle s’intéresse pour l’instant au cadre et aux concepts à utiliser. La diversité de sujets est si importante que les chercheurs ne sont pas en capacité de donner une mesure consensuelle de la performance sociale.
Qu’est-ce qu’une entreprise performante ?
Selon Eric Lamarque, une structure peut être qualifiée de performante « à partir du moment où elle arrive à avoir un équilibre entre les satisfactions de ses parties-prenantes ». L’enjeu de la gouvernance est de s’assurer de la satisfaction et du maintien de l’équilibre. Mais il n’y a pas de mesure unique pour dire qu’une entreprise est performante socialement : il y a la conformité avec la norme ISO 26000, différents labels qu’il est mieux d’avoir mais c’est aussi l’équilibre de la gouvernance qu’il faut observer. Dans le monde coopératif, il insiste donc sur la nécessité pour les administrateurs de ne pas se comporter uniquement comme des ambassadeurs des clients, mais d’avoir aussi des valeurs d’échange et le courage de soutenir certaines positions.
Enfin, il considère que l’entreprise doit contribuer à régler les problèmes de la société, mais que l’ADN coopératif ou le fait d’être perçus comme l’acteur naturel pour le faire n’est pas suffisant : il faut des éléments précis, de mesure, de communication, pour le prouver ; « il faut rationaliser, opérationnaliser ces éléments et arrêter d’en faire un discours trop militant pour en faire un discours plus logique ».
Une meilleure prise en compte des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance ?
Pour Marie-Agnès Nicolet, la loi Pacte et la notion de performance extra-financière ont un impact important sur l’aspect financier : les investisseurs regardent en priorité la pérennité, mais l’impact sociétal est également observé. Les critères extra-financiers sont de plus en plus pris en compte, notamment parce que la réglementation est de plus en plus dense – depuis la loi NRE qui oblige les entreprises cotées à publier des informations environnementales et sociales dans leur rapport de gestion, jusqu’à la loi Grenelle. L’obligation réglementaire amène les investisseurs et les régulateurs à y prêter attention. « Donner un sens à la finance, c’est voir quelles sont les avancées sur la finance verte, l’ESS, le rôle de la finance, l’éducation financière… ».
Selon un rapport de l’Autorité des marchés financiers (AMF), les investisseurs montrent un intérêt croissant pour la prise en compte des critères sociaux, environnementaux et de gouvernance dans leurs investissements. Pour les investisseurs institutionnels, le cadre réglementaire français a accéléré ce mouvement avec l’article 224 de la loi Grenelle II. La France est assez en avance sur ces questions mais pour l’instant, ce sont principalement les investisseurs institutionnels qui font attention à ces critères et qui sont investis dans ces fonds. Pour juger de la performance de ces critères, des labels apparaissent : « le fait d’avoir des critères que l’on peut évaluer dans le cadre des sociétés de gestion et des organismes de placement collectif au travers de ces labels, c’est un début de cercle vertueux ».
La réglementation : un risque pour les spécificités coopératives ?
Pour Marie-Agnès Nicolet, la réglementation n’introduit pas un risque de banalisation des spécificités coopératives, si le monde coopératif discerne dans l’écosystème les champs où il n’y a pas encore de solution de financement. Elle cite le cas par exemple du financement de la transition énergétique qui n’est pas couvert de manière complète par les autres financeurs.
Elle rappelle que l’organe de surveillance est censé être bien séparé de l’exécutif pour surveiller les décisions, s’assurer qu’elles sont conformes à la stratégie, mais que ce n’est pas son rôle de les prendre, afin de maintenir le double regard et donc le double pouvoir. Depuis 2014 et la mise en place de normes liées au ratio de solvabilité et de normes européennes, il y a eu des sujets d’inquiétude pour les banques coopératives : notamment la BCE qui supervise les banques dites systémiques et qui voudrait jusqu’à décider quelle personne peut rentrer au CA de la banque régionale, de par à la fois ses compétences mais aussi les conflits d’intérêts qui pourraient exister. Cela pose un problème avec la spécificité des banques coopératives qui ont des clients au conseil d’administration.
Mais Marie-Agnès Nicolet voit plutôt dans les différentes normes édictées par l’autorité européenne de supervision des sujets qui vont au contraire dans le sens des coopératives ou du moins de leurs valeurs : les normes dans l’évaluation des administrateurs sont liées au savoir-être des membres et sont en ligne avec ce que l’on retrouve dans le modèle coopératif de gouvernance. « Il faut par exemple que le président du conseil sache animer les débats, il faut que l’administrateur ait le courage, la conviction de poser les questions, il faut qu’il prenne des décisions éclairées en fonction du service à la clientèle et la capacité à ne pas approuver quelque chose si l’on n’a pas identifié l’ensemble des risques, pour l’établissement, comme pour la clientèle. Cela va plutôt dans le sens des coopératives, cela met en exergue des valeurs qui sont celles du monde coopératif ».
Marie-Agnès Nicolet précise que l’idée d’équilibre des parties-prenantes est un facteur de pérennité, mais insiste également sur l’importance de l’équilibre entre court terme, moyen terme et long terme : « c’est important d’avoir suffisamment de projets et de résultats à court terme pour être pérenne mais de savoir aussi prendre le temps et les idées des investissements à venir ».
Quels critères pour juger de la performance ?
Pour André Joffre, la notion de performance se traduit à la fois par l’innovation : les Banques Populaires ont été les premières à lancer l’épargne salariale, les euros-chèques, la signature électronique… mais aussi par la gouvernance : les conseils d’administration, composés majoritairement de chefs d’entreprise, font que la culture du résultat est forte, qu’il y a une attention portée aux services proposés aux salariés et sociétaires, qu’il y a une proximité avec le terrain et une connaissance fine des clients.
Le fait que les Banques Populaires soient des banques régionales a aussi son importance : souvent premiers employeurs en région, elles doivent porter une attention particulière à leurs collaborateurs, et les aider à s’adapter à la transformation digitale notamment, en leur apportant à la fois de la formation et de la bienveillance. Les administrateurs sont des ambassadeurs et font remonter les difficultés de telle ou telle entreprise ; c’est possible grâce à la proximité territoriale des banques. Cette proximité des banques coopératives est une démarque importante par rapport aux banques actionnariales. En agences, il y a des délégations qui ont une capacité de pouvoir accorder des prêts par exemple qui est extrêmement élevée. Sur l’impact social, 35 millions d’euros ont été reversés aux territoires par les Banques Populaires en 2017, en dehors de leur activité traditionnelle de banque. Cela représente 30% des intérêts aux parts sociales donnés aux sociétaires. « Dans les banques coopératives, l’essentiel des résultats est réinvesti dans les fonds propres et c’est ce qui permet de nous développer ».
La proximité et la vision sur le long terme, gages de performance ?
André Joffre insiste sur le principe de respecter les parties-prenantes et de respecter cet équilibre entre les collaborateurs, les clients sociétaires et les territoires. Dans les Banques Populaires, le capital est détenu à 100% par les sociétaires, l’argent local est réinvesti localement. Les Banques Populaires sont avec les Caisses d’Épargne actionnaires du groupe BPCE qui est aussi l’organe de contrôle. Mais pour autant, la banque est indépendante sur son territoire et agit de façon extrêmement proche de son environnement pour contribuer au maximum au développement et au financement de l’économie locale. La notion de circuit-court est aussi pratiquée depuis longtemps dans les Banques Populaires : il y a des réunions régionales de sociétaires, une culture liée à l’écosystème local avec les banques présentes dans les réseaux d’accompagnement à la création d’entreprise, les CCI, les Socama…
Pour lui, « la réglementation tend à la normalisation donc si l’on veut différencier les banques coopératives, il faut réinventer la relation avec le sociétaire. Avec le digital, on doit être en capacité de mettre en place des formes de démocratie de la coopérative qui sont différentes de ce qu’on vit aujourd’hui. Le vrai challenge de l’avenir, c’est de créer les conditions favorables à l’innovation pour inventer cette nouvelle relation ».
Il conclut sur la préoccupation du temps long pour les banques coopératives. « Les fonds propres accumulés depuis un siècle permettent aujourd’hui d’être des banques qui financent l’économie locale. Cela va continuer car nous continuons à mettre en réserve tous les ans entre 85% et 90% du résultat ». C’est le principe de solidarité intergénérationnelle qui permet de mettre l’argent en réserve pour pouvoir croitre et continuer à financer l’économie plutôt que d’avoir un résultat immédiat, qui de toute façon, ne serait pas très significatif (les porteurs de parts sociales étant des petits porteurs). Ce modèle est donc d’actualité pour André Joffre, même s’il considère qu’ « il faut transformer l’essai pour la transformation digitale et inventer une nouvelle relation avec les sociétaires ».
Créer une coopérative pour être performant financièrement et socialement ?
Pour Gilbert Domergue, qui a créé la coopérative laitière Cant’Avey’Lot avec 26 producteurs à la suite de la crise du lait en 2008/2009, il s’agissait de « créer une structure viable pour vivre décemment en apportant des garanties aux consommateurs ; reprendre le temps sur le marché et le produit ». L’objectif était de tracer le lait, attaché aux territoires, avec obligation de moyens et résultats (en l’occurrence, faire évoluer la teneur en oméga 3 qui est un traceur pour garantir la qualité), ce qui était possible pour une coopérative de 30 producteurs mais pas pour les grandes maisons comme Sodiaal ou Lactalis. Aujourd’hui, la coopérative est composée de 45 producteurs, et emploie 7 personnes à temps plein. Elle produit 10 millions de litres de lait, a un chiffre d’affaires de 5 millions d’euros sur Paris et 2,5 millions d’euros en région.
Selon ses propos, il faut adapter les critères de performance aux paramètres environnementaux et locaux en fonction de la localisation de la coopérative. « Quand on crée une coopérative, on a un devoir à l’égard du territoire. Une coopérative agricole est attachée à son territoire et financée par le territoire, avec un devoir de retour. Le devoir de retour, c’est maintenir sur son territoire une activité et ramener de la valeur ajoutée ». Il revient ensuite sur l’histoire des coopératives agricoles, en précisant que les premières coopératives après 1945 ne redistribuaient que l’argent qu’elles avaient. « L’objectif après-guerre, c’était de ramener de la formation dans le milieu agricole et rural. La lutte, c’était l’insertion sociale : donner de la valeur au produit et donner du travail autour de la coopérative ».
Les autres points forts cités par Gilbert Domergue étant l’autonomie, la sécurité alimentaire, la recherche et le développement, ainsi que la coopération internationale. Pour lui, le premier devoir, c’est celui de produire pour les consommateurs et d’être en relation avec les consommateurs : « ce qui a le plus fait évoluer Cant’Avey’Lot et les producteurs, c’est de les mettre au contact des consommateurs ».
Des valeurs coopératives qui renforcent la performance ?
Sur la question des valeurs, Gilbert Domergue explique qu’il s’agit de durer dans le temps, se régénérer, être attractif pour les nouveaux adhérents, afin de renouveler les générations et les conseils d’administration. Il insiste sur la nécessité de dissocier l’aspect producteur de la coopérative et l’aspect administrateur. « Quand on est administrateur, on est en prise, en phase et en concurrence avec les autres concurrents et en prise directe avec le marché. Chez nous, c’est le conseil d’administration qui commande et le directeur qui exécute ».
Il reconnait quelques similarités avec le secteur bancaire : la question de la formation des administrateurs qui aide à pérenniser, mais aussi la recherche et le développement ou encore la proximité, même s’il reconnait qu’elle n’est pas tout à fait la même que celle des banques coopératives. Et de conclure en évoquant la relation avec le consommateur: « la proximité, c’est avant tout se connaitre et se faire confiance ».