Mondialisation et crise de la Covid-19
La revanche de la « production », une chance pour l’Europe
Ahmed Bounfour, professeur de l’université Paris-Saclay et titulaire de la Chaire européenne de l’immatériel dont la FNBP est partenaire, a pris la parole pour mettre en valeur ce que révèle la crise sanitaire que nous traversons : la revanche de la fonction « production » ou comment l’invisible devient visible et révèle sa puissance.
Voici son billet :
« La crise de la Covid-19 est inédite : elle est d’abord sanitaire et humaine, de par le nombre de décès qu’elle provoque et l’angoisse qu’elle génère, avec le confinement, à des degrés divers, de près de quatre milliards de citoyens de cette planète, désormais cognitivement et affectivement planétarisés. Elle est également productive, au sens de l’arrêt de pans entiers de l’activité économique et sociale, et en particulier de celles des productions mondialement organisées. Arrêtons-nous un instant sur celles-ci.
Durant les années 1980, la production de la valeur a été repensée comme un processus d’interconnexion entre des maillons d’une chaîne mondialisée, dans laquelle chacun des segments a été défini avec une finalité première : l’optimisation des flux et des coûts associés. Ce principe structurant des activités a été pour ainsi dire généralisé à l’ensemble des activités productives, et en particulier à celles pouvant faire l’objet d’un éclatement en segments autonomes de production. Ce processus a permis à des entreprises mondialisées de répartir géographiquement des segments de valeur entre pays, en réservant pour l’essentiel le segment de la production physique stricto sensu à des pays asiatiques. Mais dans ce processus de répartition des tâches, l’acte productif stricto sensu est peu rémunéré – moins de quatre euros pour l’assemblage d’un smartphone, l’essentiel de ce que paie un consommateur (70 à 75%) allant aux phases amont (R&D, design) et aval (distribution) de la chaîne de valeur. Mais contrairement au principe de la démultiplication des sources d’approvisionnement, dominant jusqu’au début des années 1980, la logique optimisante a été poussée ici à l’extrême, même pour des maillons peu rémunérateurs.
Or avec la crise de la Covid-19, l’extrême fragilité des interstices entre maillons, et en particulier du moins rémunérateur d’entre eux, est apparue au grand jour dès lors que celui-ci est localisé dans un seul pays, et de surcroît le plus « productif » d’entre eux, se trouvant frontalement touché par la pandémie. L’acte productif se trouve brutalement mis à nu dans sa fragilité ontologique originelle. Il y a de ce point de vue un intéressant retournement de situation, par « la révolte », en quelque sorte inconsciente, des segments productifs et en particulier de ceux des maillons peu rémunérés. Ces segments, dans l’impossibilité de « livrer », indiquent à la chaîne mondialisée à la fois leur faiblesse, mais également leur force. Ils manifestent ce faisant publiquement leur revanche, par l’improduction. Au-delà de ces segments, la fonction de production rappelle aux gestionnaires visibles ou invisibles de la chaîne son existence et ses nouvelles exigences de considération.
De ce point de vue, la Covid-19 est alliée objectif de l’acte productif minoritaire, en ce qu’il lui permet de révéler sa puissance ; acte qui jusqu’ici a été peu considéré dans les décisions globalisantes, car « non stratégique ». Or on découvre subitement que produire des masques, de la chloroquine, est aussi stratégique que les concevoir ou les distribuer. C’est même vital, au sens premier du terme. Mais, dans le système d’incitation dominant, les managers ne sont pas jugés sur la satisfaction des besoins vitaux des citoyens de cette planète, ils le sont sur leur maîtrise de l’optimisation des flux globalisés. On retrouve ici avec trente ans de retard l’impact, à beaucoup d’égards désastreux sur les entreprises elles-mêmes et leur savoir-faire, de l’idéologie de l’externalisation développée durant les années 1990, laquelle avait promu – souvent sans arguments techniquement fondés – la prédominance irrémédiable du marché sur la hiérarchie.
Comment répondre à cette défiance affirmée de l’acte productif ? Pour l’Europe, cette crise est une chance. Trois scénarios peuvent être envisagés.
Un scénario de continuation de l’existant, avec une variante cependant : l’Europe cherche à réduire ses risques productifs systémiques en relocalisant certains segments de sa production, mais également en multipliant ses doubles sources. Ici le Maghreb et plus généralement l’Afrique, du fait de leur proximité naturelle, peuvent jouer un rôle.
Un scénario de primauté géopolitique territorialisée. Ici l’Europe se ressaisit, retrouve son projet et sa vocation communautaire – une communauté de destin – redéfinit ses valeurs de production, et considère celles-ci comme étroitement liées aux besoins de sa population. Les considérations de résilience, d’écologie et de variété jouent ici un rôle clé. Les territoires européens retrouvent toute leur prééminence. Ce scénario reprend certains des éléments du sourcing précédent (Méditerranée), en l’organisant autour de ces dites valeurs.
Un scénario de mondialisation, orienté biens communs. La biodiversité, la santé, l’éducation, la résilience des systèmes productifs locaux, les savoir-faire traditionnels, des pans entiers de la propriété intellectuelle (les vaccins à venir), en somme tout ce qui fait humanité, sont considérés comme des biens communs et valorisés comme tels. L’effectivité d’un tel scénario suppose un changement radical des systèmes d’incitation et en particulier ceux s’appliquant aux décideurs en charge de l’organisation des activités économiques du monde. À l’évidence, le chemin pour atteindre cet objectif est long, mais cet objectif, désormais, n’est pas définitivement inatteignable, eu égard à l’urgence qui s’annonce.
Pour nous, enseignants-chercheurs en économie et management, il y a également urgence à revoir nos enseignements et nos programmes de recherche, dès lors qu’est posée la question de la création de richesse, de la valeur et de la performance liée. »
Ahmed Bounfour, Professeur des universités, Chaire européenne de l’immatériel, Université Paris-Saclay